Prologue

 

Il faut que j’y aille. J’ai résisté toute la nuit. Je vais perdre.

Combat aussi vain que celui d’une femme qui éprouve les premières contractions et juge le moment mal choisi pour accoucher. La nature va gagner. Comme toujours.

Après de 2 heures du matin, il est trop tard pour ces bêtises et j’ai besoin de sommeil. Les quatre dernières nuits passées à bosser comme une dingue pour respecter une date limite m’ont épuisée. Peu importe. La peau commence à me brûler, là où elle picotait au niveau des coudes et des genoux. Mon cœur bat si vite que je peine à respirer. Je serre les paupières, souhaitant de toutes mes forces que ces sensations disparaissent, mais en pure perte.

Philip dort auprès de moi. C’est pour lui aussi que je préfère éviter de sortir, de me glisser dehors cette fois encore, au beau milieu de la nuit, pour revenir lui présenter un torrent d’excuses minables. Si seulement je pouvais attendre un jour de plus. Mes tempes se mettent à palpiter. L’impression de brûlure s’étend à la peau de mes bras et de mes jambes. La rage forme une boule compacte dans mes tripes, au bord de l’explosion.

Il faut que je sorte d’ici – il me reste peu de temps.

Philip ne bouge pas quand je quitte furtivement notre lit. J’ai fourré un tas de vêtements sous ma coiffeuse pour éviter de faire grincer tiroirs et placards. Je ramasse mes clés en crispant le poing pour les empêcher de cliqueter, puis j’ouvre tout doucement la porte et je me faufile dans l’entrée.

Tout est silencieux. La lumière semble affaiblie, comme terrassée par le vide. Quand j’appuie sur le bouton de l’ascenseur, celui-ci se plaint d’un grincement qu’on le dérange à pareille heure. Le rez-de-chaussée et le vestibule sont tout aussi vides. À cette heure-ci, les gens qui ont les moyens de payer un loyer si près du centre de Toronto dorment à poings fermés.

Une démangeaison gagne mes jambes, s’ajoutant à la douleur, si bien que je recroqueville les orteils dans l’espoir qu’elle disparaisse. Peine perdue. Je baisse les yeux vers les clés de voiture dans ma paume. Il est trop tard pour rouler jusqu’à un lieu sûr – la démangeaison vient de s’intensifier pour devenir vive brûlure. Clés en poche, j’arpente les rues à la recherche d’un endroit tranquille où procéder à la Mutation. Tout en marchant, je note mentalement la progression de la sensation le long de mes jambes, puis dans mes bras et ma nuque. Bientôt. Bientôt. Quand mon cuir chevelu commence à picoter, je comprends que j’ai marché aussi loin que possible et me mets en quête d’une ruelle. Dans la première, deux types se serrent dans un carton déchiré qui a contenu un téléviseur grand écran. La suivante est vide. Je me dirige d’un pas vif vers l’autre extrémité où je me déshabille rapidement derrière une barricade de poubelles, avant de cacher mes vêtements sous un vieux journal. Puis commence la Mutation.

Ma peau s’étire. Tandis que la sensation s’amplifie, je tente de repousser la douleur. Quel mot insignifiant – souffrance conviendrait mieux. « Douleur » traduit mal l’impression de se faire écorcher vive. J’inspire profondément, concentre mon attention sur la transformation et me laisse tomber à terre, pliée en deux. Ce n’est jamais facile – je suis peut-être trop humaine, tout en luttant pour garder les idées claires, je m’efforce d’anticiper chaque phase et de positionner correctement mon corps à quatre pattes, tête baissée, bras et jambes tendus, poings fermés, dos cambré. Les muscles de mes jambes se nouent et se contractent. Haletante, j’essaie de me détendre. La sueur coule à flots, mais mes muscles acceptent enfin de se dénouer. Suivent les dix secondes infernales qui me faisaient autrefois jurer que je préférerais mourir plutôt que de revivre ça. Puis tout prend fin.

Me voilà transformée.

Je m’étire en clignant des yeux. Autour de moi, le monde a gagné une gamme de couleurs inconnues de l’œil humain, subtiles nuances de noirs, de bruns et de gris que mon cerveau s’obstine à convertir en bleus, rouges et verts. Je lève le nez et j’inspire. Avec la Mutation, mes sens déjà perçants s’affinent encore davantage. Je perçois des senteurs d’asphalte frais, de tomates pourries, de chrysanthèmes en pot, de vieille sueur, et un million d’autres encore, mêlées en une odeur si puissante qu’elle me fait tousser et secouer la tête. Quand je me tourne, j’aperçois des fragments déformés de mon reflet sur une poubelle cabossée. Mes propres yeux me regardent fixement. Je retrousse les babines et me montre les dents. Mes crocs blancs étincellent sur la surface métallique.

Je suis un loup de soixante-cinq kilos à la fourrure d’un blond pâle. Mes yeux, où brille un éclat de froide intelligence, où couve une férocité qui ne saurait être qu’humaine, sont la seule partie de moi-même qui n’ait pas disparu.

Je regarde autour de moi et inhale de nouveau les parfums de la ville. Ici, je me sens nerveuse. L’espace trop confiné empeste l’humain. Je dois me montrer prudente. Si l’on me voit, on me prendra pour un chien, un bâtard de grande taille, peut-être un croisement de husky et de labrador couleur paille. Cela dit, on est en droit de s’inquiéter devant un chien de ma taille en liberté. Je m’enfonce dans la ruelle et me mets en quête d’un chemin traversant le ventre de la ville.

Mon cerveau est engourdi, désorienté non pas par mon changement de forme, mais par l’anormalité de mon environnement. Je n’arrive pas à me repérer et la première ruelle que j’emprunte se trouve être celle que j’avais explorée sous forme humaine, celle où deux hommes s’entassaient dans un carton Sony décoloré. L’un d’entre eux est à présent réveillé. Il distend entre ses doigts les vestiges d’une couverture incrustée de crasse comme s’il espérait l’agrandir assez pour se protéger de la froideur de cette nuit d’octobre. Il lève la tête et me voit. Ses yeux s’écarquillent. Il commence par se faire tout petit, mais se ressaisit ensuite. Il prononce quelques mots. Sa voix se fait caressante, adopte l’intonation chantante et exagérée que les gens réservent aux petits enfants et aux animaux. Si je me concentrais, je pourrais identifier ces mots, mais ça ne sert à rien. Je sais bien ce qu’il est en train de me dire, une variation de « gentil le chien » répétée en boucle sur différentes notes. Il tend les mains, paumes en avant, de manière à me repousser, contredisant par son langage physique le message que sa voix voudrait transmettre. N’approche pas – gentil le chien – n’approche pas. Et les gens se demandent pourquoi les animaux ne les comprennent pas.

Je flaire les relents de négligence et de déclin que dégage son corps. Une odeur de faiblesse, comme celle d’un vieux cerf en marge du troupeau qui représente une proie de choix pour les prédateurs. Si j’avais faim, ce serait l’odeur de mon repas. Par bonheur, ce n’est pas encore le cas, ce qui m’évite de devoir lutter contre la tentation, le conflit, la répugnance. Je m’ébroue, ce qui fait jaillir la condensation de mes narines, puis je me détourne pour remonter l’allée en bondissant.

Devant moi, un restaurant vietnamien. L’odeur de nourriture s’est incrustée jusque dans la charpente de bois du bâtiment. Un ventilateur aspirant tourne lentement, émettant un cliquetis chaque fois qu’une de ses lames accroche la grille. Au-dessous, une fenêtre est ouverte. Des rideaux ornés d’un motif délavé de tournesols ondulent dans l’air nocturne. À l’intérieur, j’entends des gens qui sifflent et grognent dans leur sommeil. J’ai envie de les Voir. De passer le museau par la fenêtre ouverte pour y jeter un œil. Un loup-garou peut s’amuser comme un fou dans une pièce remplie d’humains sans défense.

Je décide d’approcher lentement quand un craquement suivi d’un sifflement me fige. Le sifflement s’adoucit avant d’être noyé par une voix cassante évoquant des glaçons qui se détachent. Je tourne la tête des deux côtés, cherchant sa source comme un radar. L’individu se trouve un peu plus loin dans la rue. J’abandonne le restaurant pour me diriger vers lui. Nous sommes curieux de nature.

Je le localise dans un parking de trois places coincé au bout d’un étroit passage entre deux bâtiments. Il tient un talkie-walkie contre son oreille et s’appuie d’un coude à un mur de briques, décontracté sans être au repos pour autant. Ses épaules sont détendues. Il se sait à sa place, conscient d’être en droit de se trouver ici et de n’avoir pas grand-chose à redouter de la nuit. Le pistolet qui pend à sa ceinture y contribue sans doute. Il cesse de parler, enfonce un bouton et fourre le talkie-walkie dans son étui. Ses yeux balaient le parking mais n’y voient rien qui retienne son attention. Puis il s’enfonce dans le labyrinthe de ruelles. Ça pourrait être amusant. Je le suis.

Mes ongles claquent sur le trottoir. Il ne remarque rien. Je prends de la vitesse, contournant sacs-poubelle et cartons vides. Puis je me trouve enfin à portée. Il entend ce cliquetis régulier derrière lui et s’arrête. Je me réfugie derrière une benne d’où je l’observe à moitié cachée. Il se tourne et scrute l’obscurité en plissant les yeux. Après une seconde d’hésitation, il se met en marche. Je le laisse s’éloigner de quelques pas, puis reprends la traque. Cette fois, lorsqu’il s’arrête, j’attends une seconde de plus avant de plonger aux abris. Il lâche un juron étouffé. Il a vu quelque chose – un bref mouvement, un vacillement des ombres. Sa main droite glisse vers son arme, caresse le métal puis se retire, comme rassurée. Il examine attentivement la ruelle, comprend qu’il est seul, hésite quant à ce qu’il doit faire. Il marmonne puis se remet en marche, plus vite cette fois.

Tandis qu’il avance, ses yeux balaient les alentours avec une méfiance qui confine à l’inquiétude. J’inspire profondément mais ne décèle que des effluves de peur qui suffisent à faire battre mon cœur mais pas à emballer mon cerveau grisé. C’est là une proie que je peux, sans risque, m’amuser à traquer. Il ne va pas se mettre à courir. Je peux réprimer la plupart de mes instincts. Le traquer sans le tuer. Subir les premiers tiraillements de faim sans le tuer. Le regarder tirer son arme sans le tuer. Mais, s’il se met à courir, je ne pourrai plus me retenir. Je ne peux pas lutter contre cette tentation. S’il court, c’est sûr, je lui donnerai la chasse. Et alors, soit il me tuera, soit c’est moi qui le tuerai.

Lorsqu’il bifurque pour emprunter une ruelle menant à une grande artère, il se détend. Tout est silencieux derrière lui. Je me glisse hors de ma cachette, déplaçant mon poids sur l’arrière de mes pelotes plantaires afin d’étouffer le bruit de mes ongles. Bientôt, je ne suis plus qu’à un ou deux mètres derrière lui. Je sens l’après-rasage qui masque presque l’odeur naturelle d’une longue journée de travail. Je vois ses chaussettes blanches apparaître et disparaître entre ses chaussures et ses jambes de pantalon. J’entends sa respiration, la légère hausse de tempo trahissant le fait qu’il marche plus vite qu’à l’ordinaire. J’avance tout doucement, juste assez pour pouvoir bondir si je le veux et le faire basculer à terre avant qu’il envisage seulement de sortir son arme. Il relève brusquement la tête. Il sait que je suis là. Il sait qu’il y a là quelque chose. Je me demande s’il va se retourner. Va-t-il oser regarder, affronter ce qu’il ne voit ni n’entend, dont il devine simplement la présence ? Sa main glisse vers son arme, mais il ne se retourne pas. Il presse le pas. Puis regagne la sécurité de la grande artère.

Je le suis jusqu’au bout et l’observe depuis les ténèbres. Il se dirige à grands pas, clés en main, vers un véhicule de patrouille garé, déverrouille les portières et bondit à l’intérieur. Là voiture quitte le bord du trottoir dans un concert de grincements et de rugissements. Je regarde s’éloigner les feux arrière et lâche un soupir. Fin de partie. J’ai gagné.

C’était agréable, mais ça n’a pas suffi à me satisfaire. Ces ruelles de quartier sont trop étroites. Mon cœur cogne d’excitation non assouvie. Une douloureuse énergie s’est accumulée dans mes pattes. Je dois courir.

Une rafale de vent soufflée du sud charrie la senteur forte et piquante du lac Ontario. J’envisage de me diriger vers la plage, je m’imagine courir sur cette étendue de sable tandis que l’eau glacée me giflerait les pattes, mais ce serait imprudent. Si je veux courir, je dois aller jusqu’au ravin. C’est loin, mais je n’ai pas tellement le choix, à moins que j’envisage de passer le reste de la nuit à rôder dans des ruelles imprégnées d’odeurs humaines. Je m’oriente vers le nord-ouest et commence mon voyage.

Près d’une demi-heure plus tard, je me tiens au sommet d’une colline. Mon nez s’agite, flairant les derniers effluves de feuilles mortes qu’on brûle illégalement dans une cour toute proche. Un vent frisquet, presque froid, tonifiant, me hérisse la fourrure. Au-dessus de moi, la circulation gronde sur le pont autoroutier. Au-dessous, mon sanctuaire, parfaite oasis au cœur de la ville. Je me jette brusquement en avant. Au moins, je peux courir.

Mes jambes trouvent leur rythme avant que je sois à mi-chemin du fond du ravin. Je ferme les yeux une seconde et sens le vent me cingler le museau. Tandis que mes pattes martèlent la terre compacte, de minuscules flèches de douleur remontent le long de mes jambes, mais elles me donnent la sensation d’être en vie, comme lorsqu’on se réveille en sursaut d’un sommeil prolongé. Mes muscles se contractent et se détendent en parfaite harmonie. Chaque extension s’accompagne d’une douleur et d’une bouffée de plaisir physique. Mon corps me remercie de cet exercice, me gratifie en récompense de doses d’adrénaline aux effets quasi narcotiques. Plus je cours, plus je me sens légère, plus la douleur s’estompe comme si mes pattes ne heurtaient plus le sol. Alors que je fonce le long du ravin, j’ai l’impression de continuer à dévaler la colline, d’accumuler de l’énergie au lieu de la dépenser. J’ai envie de courir jusqu’à ce que toute la tension de mon corps se dissipe pour ne laisser que les sensations du moment. Même si je voulais m’arrêter, j’en serais incapable. Et je n’en ai aucune envie.

Des feuilles mortes craquent sous mes pattes. J’entends une chouette ululer doucement dans la forêt. Elle a fini sa chasse et se repose, repue, sans se soucier qu’on découvre sa présence. Un lapin jaillit d’un fourré sur mon chemin, comprend son erreur et fonce se réfugier dans les broussailles. Je continue à courir. Mon cœur bat la chamade. L’air paraît glacial contre mon corps dont la température s’accroît, et me pique les narines et les poumons lorsqu’il s’y engouffre. Je l’inhale et savoure son impact dans mes entrailles. Je cours trop vite pour percevoir la moindre odeur. Des bribes de senteur traversant mon cerveau se fondent en un méli-mélo au parfum de liberté. Incapable de résister, je m’arrête enfin en dérapant, rejette la tête en arrière et me mets à hurler. La musique se déverse de ma poitrine, expression d’un plaisir intense. Elle se répercute dans le ravin et s’élève vers le ciel sans lune pour apprendre ma présence au monde qui m’entoure. Cet endroit m’appartient ! Quand j’en ai fini, je laisse retomber ma tête, épuisée par l’effort. Je reste immobile, yeux baissés vers les feuilles d’érable rouges et jaunes qui jonchent le sol, quand un bruit m’arrache à mes méditations. C’est un grondement étouffé, menaçant. Quelqu’un d’autre prétend à mon trône.

Levant les yeux, j’aperçois un chien jaune brunâtre à quelques mètres de moi. Non, pas un chien. Mon cerveau met une seconde à identifier l’animal. Un coyote. C’est la surprise qui m’a fait hésiter. J’ai entendu dire qu’il y en avait en ville, mais je n’en avais jamais vu. Le coyote est tout aussi déconcerté. Les animaux ne savent jamais que faire de moi. Ils sentent une odeur humaine mais voient un loup, et, lorsqu’ils décident que leur nez leur joue des tours, ils me regardent droit dans les yeux et les découvrent humains. Les chiens que je croise m’attaquent ou prennent le large. Le coyote ne fait ni l’un, ni l’autre. Il lève le museau et renifle l’air, puis se hérisse et retrousse les babines pour lâcher un grondement prolongé. Il fait la moitié de ma taille et mérite à peine que je le remarque. Ce que je lui signale d’un grondement paresseux qui signifie « Dégage », en secouant la tête. Le coyote ne bouge pas. Je le regarde fixement. C’est lui qui détourne le regard le premier.

Je m’ébroue, secoue de nouveau la tête, puis me détourne lentement. Alors même que je pivote, un éclair de fourrure brune bondit derrière moi. Je fais un écart, roule hors de portée, puis me redresse tant bien que mal. Le coyote montre les dents. Je lui réponds d’un grognement agacé, équivalent canin d’un « Tu commences à me les briser ». Le coyote s’obstine. Il veut la bagarre. Très bien.

Fourrure dressée et queue tendue derrière moi, je baisse la tête entre mes épaules et j’aplatis les oreilles. Mes lèvres se retroussent et je sens le grondement me remonter dans la gorge en picotant, avant de se répercuter dans la nuit. Le coyote ne cède toujours pas. Je me tapis, prête à bondir, quand quelque chose me heurte violemment l’épaule et me déséquilibre. Je trébuche, puis me tortille pour faire face à mon agresseur. Un deuxième coyote, brun-gris, pend à mon épaule, crocs plantés jusqu’à l’os. Avec un rugissement de rage et de douleur, je me secoue et déplace mon poids sur le côté.

Tandis que le deuxième coyote se dégage, le premier m’attaque au visage. Je baisse la tête pour le saisir à la gorge, mais mes dents se referment sur la fourrure au lieu de la chair, si bien qu’il parvient à esquiver. Il recule pour bondir de nouveau, mais je lui saute dessus et l’accule à un arbre. Il se cabre et tente de m’échapper. Je le vise à la gorge. Cette fois, j’ai prise. Un sang épais, salé, me gicle dans la bouche. Le partenaire du coyote atterrit sur mon dos. Mes jambes cèdent. Des dents s’enfoncent dans la peau flasque au-dessous de mon crâne. Des éclairs de douleur me traversent. Je me concentre pour garder prise sur la gorge du premier coyote. Je me remets d’aplomb puis le relâche une fraction de seconde, juste assez longtemps pour me préparer au coup fatal. Lorsque je tire d’un coup sec, du sang m’asperge les yeux et m’aveugle. Je secoue la tête de toutes mes forces pour ouvrir la gorge du coyote. Dès que je le sens faiblir, je le relâche puis me jette à terre et roule sur le dos. Derrière moi, l’autre coyote stupéfait pousse un glapissement et lâche prise. Je me relève d’un bond et pivote dans un même mouvement, prête à le mettre hors jeu lui aussi, mais il parvient à se relever et plonge vers les broussailles. C’est à peine si j’ai le temps de voir disparaître sa queue évoquant une brosse métallique. Je regarde le cadavre de l’autre. La terre sèche sur laquelle il repose absorbe goulûment le sang coulant de sa gorge. Un frisson me parcourt, pareil au tout dernier qui accompagne l’assouvissement du désir. Je ferme les yeux et frémis. Je n’y suis pour rien. Ce sont eux qui m’ont attaquée. Le silence qui retombe sur le ravin reflète le calme qui m’envahit. On n’entend pas même le chant des grillons. Le monde est sombre, silencieux, endormi.

J’essaie d’inspecter et de nettoyer mes plaies, mais elles sont hors d’atteinte. Je m’étire pour évaluer la douleur. Deux profondes coupures, qui ne saignent que juste assez pour coller ma fourrure. J’y survivrai. Je fais demi-tour et entreprends de quitter le ravin.

 

Dans la ruelle, je procède à la Mutation, m’empresse de me rhabiller puis m’esquive comme une camée surprise à se piquer parmi les ombres. La frustration m’envahit. Ça ne devrait pas se terminer comme ça, de manière aussi sordide et furtive, parmi les ordures et la crasse de la ville. Ça devrait finir dans une clairière où j’aurais abandonné mes habits sous un fourré, où je pourrais m’étirer nue, éprouver sous mon corps la fraîcheur de la terre et le chatouillis du vent nocturne. Je devrais m’endormir dans l’herbe, trop épuisée pour réfléchir, l’esprit seulement baigné d’un miasme de contentement. Et je ne devrais pas être seule. Je me représente mentalement les autres étendus autour de moi. J’entends leurs ronflements familiers, des rires et murmures occasionnels. Je sens la tiédeur d’une peau contre la mienne, un pied nu accroché à mon mollet, agité de spasmes par un rêve de course. Je perçois leur odeur, leur haleine, mêlées au parfum du sang, celui d’un cerf tué à la chasse. Puis cette image vole en éclats et je me retrouve face à une vitrine où je ne vois que mon propre reflet. Ma poitrine se comprime sous l’effet d’une solitude si profonde et si totale qu’elle m’étouffe.

Je me détourne rapidement pour passer ma colère sur l’objet le plus proche. Un lampadaire tremble et résonne sous l’impact. La douleur me remonte le long du bras. Bienvenue dans la réalité, où je me transforme dans les ruelles avant de rentrer discrètement chez moi. Je suis condamnée à vivre entre deux mondes. D’un côté, la normalité. De l’autre, un endroit où je peux être moi-même sans crainte de représailles, où je peux aller jusqu’au meurtre sans susciter le moindre haussement de sourcils dans mon entourage, où j’y suis même encouragée pour protéger le caractère sacré de ce monde. Mais je l’ai quitté et je ne peux désormais plus le rejoindre. Je ne le ferai pas.

Tandis que je regagne mon appartement à pied, ma colère couve à chaque pas. Une femme blottie sous un tas de couvertures sales jette un œil au moment où je passe et se recroqueville aussitôt dans son nid. Lorsque je tourne au coin de la rue, deux hommes me jaugent comme une proie potentielle. J’accélère et ils décident apparemment que je ne mérite pas qu’ils me donnent la chasse. Je ne devrais pas être ici. Je devrais me trouver chez moi, au lit, pas rôder dans le centre de Toronto à 4 heures du matin. Une femme normale ne se trouverait pas ici. Encore un de ces détails me rappelant que je ne suis pas normale. Pas normale. Dans la rue obscure, j’arrive à lire un tract collé à un poteau téléphonique à un kilomètre et demi. Pas normale. Je sens une odeur de pain frais échappé d’une boulangerie qui commence sa production à des kilomètres de là. Pas normale. Je m’arrête devant une boutique, agrippe un barreau à la fenêtre, bande mes muscles. Le métal gémit entre mes mains. Pas normale. Pas normale. Je scande ces mots dans ma tête pour m’en flageller. La colère ne fait que s’amplifier.

Devant la porte de mon appartement, je m’arrête pour inspirer profondément. Je ne dois pas réveiller Philip. Et, même si je le fais, il ne doit pas me voir comme ça. Je n’ai pas besoin de miroir pour savoir à quoi je ressemble : joues rouges, peau tendue, yeux brûlant de cette rage qui semble désormais toujours succéder aux Mutations. Vraiment pas normale.

Quand je pénètre enfin dans l’appartement, j’entends le souffle paisible de Philip dans notre chambre. Il dort toujours. J’ai presque atteint la salle de bains quand j’entends sa respiration changer.

— Elena ? appelle-t-il d’une voix rauque, engourdie par le sommeil.

— Je vais juste aux toilettes.

Je m’efforce de franchir très vite la porte, mais il se redresse déjà pour me regarder en plissant ses yeux myopes. Il fronce les sourcils.

— Tout habillée ? demande-t-il.

— Je suis sortie.

Silence. Il passe la main dans ses cheveux sombres et soupire.

— C’est dangereux. Et merde, Elena. On en a déjà parlé. Tu n’as qu’à me réveiller et je t’accompagne.

— J’ai besoin d’être seule. Pour réfléchir.

— C’est dangereux.

— Je sais. Désolée.

Je me faufile dans la salle de bains où je m’attarde plus que nécessaire. Je fais semblant de me servir des toilettes, me lave les mains avec assez d’eau pour remplir un Jacuzzi, puis trouve un ongle qui réclame d’être limé avec soin. Quand je décide enfin que Philip a dû se rendormir, je me dirige vers la chambre. La lampe de chevet est allumée. Il est appuyé contre son oreiller, lunettes en place. J’hésite sur le pas de la porte. Je ne peux pas me résoudre à franchir le seuil, à le rejoindre au lit. Je m’en veux de réagir comme ça, mais rien à faire. Le souvenir de cette nuit s’attarde et je ne me sens pas à ma place ici.

Comme je ne bouge pas, Philip passe les jambes par-dessus le bord du lit et s’y assied.

— Je ne voulais pas te brusquer, s’excuse-t-il. Mais je m’inquiète. Je sais que tu as besoin de liberté et j’essaie de…

Il s’interrompt et passe la main sur ses lèvres. Ses paroles me transpercent. Je sais qu’elles n’ont rien d’une réprimande, mais elles me rappellent que je suis en train de tout foutre en l’air, que j’ai la chance d’avoir trouvé quelqu’un d’aussi patient et compréhensif, mais que je suis en train d’épuiser sa patience à vitesse grand V, et il me semble n’être capable que de reculer pour attendre la collision finale.

— Je sais que tu as besoin de liberté, répète-t-il. Mais il doit exister une autre solution. Tu pourrais peut-être sortir tôt le matin. Si tu préfères la nuit, on pourrait rouler jusqu’au lac. Tu pourrais t’y balader. Je resterais dans la voiture et je te surveillerais. Je pourrais peut-être t’accompagner. Rester un peu en arrière, quelque chose comme ça. (Il parvient à m’adresser un sourire ironique.) Ou peut-être pas. Peut-être que je me ferais coffrer par les flics, qui verraient un type d’âge moyen en train de traquer une jolie jeune blonde.

Après une pause, il se penche en avant.

— Là, c’est à toi de répondre, Elena. Tu es censée me rappeler que quarante et un ans, c’est loin de l’âge moyen.

— On va trouver une solution.

Mais je sais bien que non. Je dois courir sous le couvert de la nuit et je dois le faire seule. Aucun compromis possible.

Tandis qu’il me regarde, assis au bord du lit, je sais que nous sommes voués à l’échec. Mon seul espoir consiste à rendre cette relation si parfaite à tout autre égard que Philip puisse ignorer notre seul problème insurmontable. Dans cette optique, mon premier pas devrait consister à le rejoindre au lit, à l’embrasser, à lui dire que je l’aime. Mais je ne peux pas. Pas cette nuit. Pour l’heure, je suis autre chose, qu’il ignore et ne pourrait comprendre. Je ne veux pas aller vers lui comme ça.

Je réponds :

— Je ne suis pas fatiguée. Autant que je reste debout. Tu veux un petit déjeuner ?

Il me regarde. Quelque chose vacille dans son expression et je comprends que j’ai échoué – une fois de plus. Mais il ne répond rien. Il réendosse son sourire.

— On n’a qu’à sortir. Il doit bien y avoir quelque chose d’ouvert en ville à cette heure-ci. On n’aura qu’à rouler jusqu’à ce qu’on trouve. Boire cinq tasses de café en regardant le soleil se lever. D’accord ?

Je hoche la tête car je n’ai pas confiance en ma voix.

— On se douche d’abord ? demande-t-il. Ou on fonce ?

— Prends ta douche en premier.

Il m’embrasse sur la joue en passant. J’attends jusqu’à ce que j’entende couler la douche, puis je me précipite vers la cuisine.

Ce que je peux avoir faim, parfois…

Morsure: Femmes De L'Autremonde, T1
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